Sur Chookah (2018)
Reconnaissance
Un film de Parastoo Anoushahpour, Faraz Anoushahpour, Ryan Ferko
Ce texte est présenté dans le cadre de la série CRITIQUES, organisée et présentée par VISIONS, en collaboration avec Hors champ [1].
Si un paysage tremble, c’est qu’une histoire enfouie l’agite. Il nous faudra fixer le brouillard en face, non pour le dissiper, mais pour qu’il nous pénètre. Et sans bien savoir, sans connaître la petite histoire, on comprend. Comprendre, c’est toujours comprendre entre les lignes. Entre les couches de brouillard. Ici, entre les images disposées en mosaïque. Dans le feuilleté des temps. Entre des photos qu’on glisse entre les doigts, des visages qu’on identifie, une maison qu’on retrouve, un enfant qui observe, se souvient. Sur des écrans qu’on touche, devant lesquels on s’étend, des films d’un autre temps soudain se lèvent et marchent vers nous. Des enfants se retournent, nous regardent. Il n’y a de lieu, on le sait, qu’hanté. Et nous sommes, devant ce film, des étrangers en reconnaissance.
De Chooka dont il est question ici me revient cette scène où, en caméra subjective, on pénètre une vieille école tombée en ruine, où la trace des flammes a noirci les coins de murs. Nous sommes dans la province du Gilan, dans le nord de l’Iran, et on voit par l’embouchure des fenêtres un monde verdoyant, humide, sur lequel le brouillard jamais, il ne semble, ne doit se lever tout à fait. Sur les murs, quelques tuiles de céramique verte ont tenu. Le reste s’est décollé et s’est répandu par milliers sur le sol, comme des coquillages crachés par la mer. On l’apprend par le son que fait la céramique en cédant sous les pas du filmeur. Ce pas a beau être lent, aérien, rien n’y fait : de partout ça craque et ce son, sans trop savoir pourquoi, vous emplit de mélancolie, marque votre mémoire. Est-ce de ressentir la sans doute trop facile analogie entre ces carreaux de céramique, anonymes, indifférenciés et la vie de tous ceux que cette histoire a balayée sans demander son reste ? Ce son, précis, tactile, discret à la fois, libère une étonnante charge de violence rentrée que le film autrement ouate. Il rappelle le crépitement du feu qui a embrasé l’édifice, le son de bois sec de l’histoire qui s’effrite à mesure qu’on le feuillette, rappelle la pluie tombée indifférente à toute cette agitation de ciment, d’exil et de départs dans la nuit. On est aussi tentés de filer l’allégorie. Car que font les cinéastes de ce beau film, si ce n’est recoller les proverbiaux "morceaux du puzzle", tout en avouant que cette histoire sera toujours faite de béances ? Ces murs de céramique dégarnis rappellent aussi les montages de photos étalés sur le tapis, qui tentent de faire coïncider les lieux, les images, les temps. Mais il manquera toujours quelque chose. Des visages resteront oubliés. Une dimension de l’histoire ne sera pas racontée. Le témoin qui a vu n’est plus là pour parler. Dans la maison brûlée, soudain la pellicule — ayant atteint la fin de la bobine — rougeoie et s’évanouit. Il ne reste que des fantômes.
Sur l’écran, d’autres écrans s’allument, creusent un autre espace. Dans le cadre, d’autres cadres mettent en abyme un autre temps, depuis le même lieu. Le 16 mm se mêle au tremblement vidéo de la caméra de surveillance. Des images en 16 mm montrent un défilé de manifestants barbus visionnés sur un iPhone. Le film se complait de la confusion des régimes d’images. Des visages démodés piqués à de petits films oubliés. L’éclat d’une robe rouge me dit qu’il s’agit d’une pellicule Kodachrome. On est dans les années 1970, avant la Révolution. On inaugure une usine. Autrefois, on l’apprend par un ouvrier ayant connu cette époque, des étrangers vivaient ici. Des Canadiens. Des Américains. On voit un plan, très beau, de cette usine, avec ces grands rouleaux en action. À s’y méprendre, on pourrait avoir l’impression qu’ils fabriquaient de la pellicule plastique, voire du celluloïd, plutôt que du papier.
Cette usine tenue par des étrangers — on l’apprend dans la périphérie du film, en lisant à droite et à gauche — a lancé ses opérations en 1973, l’année où, non loin de là, un cinéaste, Bahram Beyzaie, est venu réaliser un film, L’étranger et le brouillard. Et c’est toujours dans cette même région que, après la Révolution cette fois, le même Beyzaie réalisera un des films classiques de la seconde nouvelle vague iranienne, Bashu, le petit étranger. Un orphelin ayant fui le Sud et la guerre, se retrouve dans le nord, industriel, froid. Une autre histoire d’étranger et de brouillard. Ce sont quelques-uns de ces paysages, d’un autre temps, qui défilent sur un écran d’ordinateur, posé sur un tapis. On apprend — mais cela, rien dans le film nous le dit, tout est suggéré — que les cinéastes de Chooka ont retrouvé la maison et la famille qui a accueilli l’équipe du film. Le grand-père est mort, mais la grand-mère se souvient. Un jeune garçon, le petit-fils, donne des leçons de farsi à l’un des cinéastes, venu avec ses amis recoller les morceaux de l’histoire. Le garçon nous fait visiter le terrain autour de sa maison en épluchant des images de surveillance. Il nous dit que l’arbre qu’il pointe avec sa souris, cette année, a donné beaucoup de fruits.
Le langage, les images, transportent des bouts d’histoire. Mais qu’il faut toujours un doigt qui pointe, une petite flèche pour nommer, un regard attentif pour qu’une couche de mémoire se déplie et s’éploie comme ces grands arbres tremblant dans le brouillard que la caméra absorbe. La force du film repose sur une forme de douceur, qui ne revendique ni ne dénonce rien en particulier (ni l’invasion des capitaux étrangers, ni le régime des Mollahs). Il ne fait que disposer des pièces d’un album de famille, rescapé de l’oubli, en cherchant à combler les trous, en parcourant ces sillons que le temps a recouverts. Il nous invite, comme un étranger, dans sa demeure, dans sa mémoire. Il nous offre un peu d’hospitalité.