En attendant le feu
Sur quelques films de Guillaume Mazloum
Ce texte est présenté dans le cadre de la série CRITIQUES, organisée et présentée par VISIONS, en collaboration avec Hors champ [1].
Il était une fois un tremblement. Je me souviens celui d’une guêpe paniquée… première fraction, premier regard d’une série de sept contemplations mutiques (Guillaume Mazloum, Fractions 1-7, 2015). Je me souviens son acharnement à écraser les murs de sa prison, surmonter le mur de verre. À force de travail, ses pattes atteignent la pellicule voyeuse et l’égratignent, accrochant son désespoir à nos écrans. Elle vrombit jusque dans les pleurs d’un bébé. Lui aussi attend de s’élever au-dessus des murs.
Puis j’ai rêvé que je perdais mes dents. Cracher mes dents de plastique, dents creuses, dents grises… et respirer : ce qui est perdu ne m’étouffera plus.
Finalement, Un grand bruit (Guillaume Mazloum, 2017).
Entre une épiderme-écorce et l’écran, une autre peau : le grain de la pellicule caressant les voix. Il couvre les pages, enveloppe les peaux. Ainsi le film – celui qu’on tient entre ses mains, celui qui se laisse toucher du bout des doigts, du doux des yeux – se rappelle-t-il à notre esprit de la même manière que les livres s’exhibent sous les voix qui les jouent.
L’objet film redouble donc l’objet livre, manipulé délicatement.
Sous les sillons d’une peau cuirassée s’envole un bateau de papier, porté par un timbre profond. J’invente peut-être la colère qui sourd dans ces profondeurs… la guêpe s’est invitée dans la paume d’un homme qui fut autrefois ce bébé. Un sanglot. Le bateau prendra-t-il l’eau ?
La voix monte, soudaine.
Elle se fond dans les mots de Blanchard, Artaud, Laâbi, et d’autres. Elle exhume des colères, des espoirs, des cris. Conte et prophétie, valse d’images et mots, dans Un grand bruit Guillaume Mazloum ressuscite nos violences passées dans des bouches moins passées ; marquées par le temps malgré tout. Il superpose à la surface de sa pellicule – elle-même signe du temps, sujette au temps, expérience temporelle – une foule de passés. Chaque ligne sur la peau pourrait correspondre à une ligne de texte jamais écrit. À une colère, un espoir, un cri, oubliés.
Et comme pour donner de l’amplitude à ce jeu de superpositions, il confronte l’infiniment grand d’un fragment de corps à l’infiniment petit d’un regard.
Dans son cadre gigantisant respire une oreille. Dans un autre, plus distant – la caméra se méfierait-elle ? – surgit une structure à échelle inhumaine où fourmillent des vies, minuscules et pourtant si grandes. On l’entend dans les mots, on le sent dans les sillons de peau. Et moi face à l’écran de me sentir si petite, prise dans des monuments d’encre et de mots et de voix et de chair, face à l’écrasant profil de mes murs quotidiens, pressentis, mais jamais vus. Ma petitesse. L’infinie grandeur de ma petitesse. La petitesse infinie de nos grandeurs.
Un sifflement.
Sa langue caresse d’autres dents. La douceur du zozotement hante l’image, se glisse entre les pages. Une présence. Elle a son écho dans d’autres voix. Elle résonne dans les mots qu’elle adoucit. Mais elle présage de leur cri.
C’est qu’ils témoignent de violences imperceptibles tant leur immensité échappe. On en perçoit parfois le grognement au coin d’une rue, à l’angle d’un texte. Ou le fantôme, quand il passe le seuil de nos portes. De peur, le mur pousse encore. Jamais le monstre entier ne se laisse capturer.
Courbe/cube, sillon/colonne, silhouettes/organes. Un interminable face à face… on en oublie presque ce qui accueille.
La caméra d’en haut, d’en bas, épie donc pour nous ces choses trop grandes, trop bien ancrées pour être vues dans leur entièreté. Pas même à hauteur de ciel. Superstructures cachées en pleine vue. Monstruosités nées d’une foule d’autres bouches soufflant d’autres mots, d’autres violences. Nées aussi de bouches closes. D’yeux détournés, d’oreilles absentes.
Et dans le saut des plans, cette violence qui, décidément, est partout, est mise à nu. Forêts effacées, leur chant remplacé par un son monochrome. De la canopée ne reste qu’un ruisseau, une veine, une cicatrice, un cheveu.
Un autre soubresaut de guêpe. Il faut un changement de conjugaison : ce qui est à perdre n’étouffera plus.
C’est donc un souffle.
Une invitation à déposer nos regards contre cette jugulaire murmurante, peut-être. Souplesse des voix, texture des peaux. La voix de l’une dans les mots de l’autre. Intensité des mots. S’agit-il d’échos de vies entassées ? Masse, foule, communauté, quels mots, quels gestes, quelles séries et répétitions ?
Indéfinissable sentiment que le saisissement des corps tout entiers dans l’écran, dans mes yeux, n’a pas la saveur d’un fragment de corps-(sans ?)-organe. Les bruits, les textures, les souffles anonymes sont plus chauds que la silhouette d’un passant.
C’est la fête et nous n’en savons rien.
Probablement, le nombre de murs excédant celui des portes et fenêtres — en masse ou en quantité —, nous ne pouvons rien voir, rien entendre.
C’est la fête et nous n’en savions rien. Pour nous consoler, des monuments de métal. Ou ces mots d’amour frappés au marteau-piqueur. Des fantaisies de béton. Leur poids ne respecte aucune règle. Ils n’ont de force que leur nombre. Mais tous ces mots, toutes ces plumes, toutes ces voix se multiplient les uns par les autres. Exposant/puissance, pareil. C’est la fête, ils ne tiendront pas longtemps.
Le bateau prend feu.
Être étincelle, braise, devenir incendie.