Trouver un geste pour filmer un territoire meurtri
Amos Gitai face à la guerre de Kippour
La fortune critique de Kippour (Amos Gitai, 2000) est liée au succès rencontré par une séquence en particulier. Lors de celle-ci sept soldats survolent en silence le Golan dans un hélicoptère [1]. Au sol des chars désorientés, filmés en traveling depuis un point de vue zénithal, évoluent sur une terre meurtrie par les combats. Puis, une roquette atteint l’hélico. Depuis l’intérieur de celui-ci tout se disloque. Très rapidement, le paysage visible à l’arrière-plan tremble. Et, cette fois au ralenti, les corps disciplinés des soldats deviennent des corps ensanglantés. Le bruit assourdissant du choc, les éclats de verre et la dispersion des fluides corporels contrastent avec la lenteur, presque irénique, du traveling précédent. Cette séquence, comme le reste du film, a impressionné le public non seulement à cause de la virtuosité de sa réalisation, mais aussi car elle renvoie explicitement à la biographie du cinéaste. Appelé dans l’armée israélienne pendant la guerre de Kippour (6-24 octobre 1973), Gitai a vécu une expérience similaire à celle décrite précédemment. L’hélicoptère Bell 205 dans lequel il survolait Tel Ahmal dans le Golan a été abattu le 11 octobre 1973 par un missile anti-air syrien [2]. Le copilote a été tué, les autres blessés. À peine quelques jours auparavant, il avait filmé ses camarades avec une caméra Super 8 et, en plongée depuis un hélicoptère, de lents travelings portant sur les paysages de la guerre en cours [3].
Sur ces plans, il semble que tout a été dit. Plus précisément, on constate qu’une interprétation du rapport de Gitai à la guerre de Kippour s’est imposée comme relevant du domaine de l’évidence [4]. C’est précisément cette impression que cet article propose d’interroger. Pour ce faire, nous allons d’abord présenter les éléments constitutifs de ce discours dominant, et ensuite, deux arguments nous permettant de le complexifier. De cette manière, le discours habituellement tenu à propos de ce film est rendu visible, avant de tenter d’en réviser certains des présupposés. Ce choix méthodologique nous conduira à articuler, comme autant de tensions dialectiques jamais résolues, expérience guerrière et geste créateur, valeur documentaire et expérimentation formelle, volonté de reconstitution et dimension métaphorique du cinéma de Gitai.
Kippour comme lieu d’un surgissement intempestif de la guerre de Kippour
Le point de vue le plus commun concernant ce rapport à la guerre est le suivant : comme Samuel Füller lors de la libération des camps de concentration en 1944 [5], Gitai, en 1973, s’est saisi d’une caméra amateur, afin de documenter son expérience de soldat. La caméra lui a donc servi à conserver quelque chose de l’ordre d’une image subjective du conflit. Tout en étant un objectif optique, elle représentait, pour lui, un objet matériel, à travers lequel mettre à distance ce qu’il vivait. « Cette caméra m’a aidé à être à la fois dans l’événement et observateur de ce même événement », a-t-il expliqué [6]. Le traveling en plongée s’est, lui, imposé à Gitai, car il était dans une unité de secouristes héliportée. Vingt-sept ans après l’événement, cette scène de Kippour a été perçue par les critiques comme constituant une reproduction de son expérience personnelle et de ce geste premier. Les images tournées à l’époque constituent ainsi une forme de présence à soi de l’événement qu’il remobilise avant tout pour ce qu’elles représentent. Il y a là une forme cinématographique de l’histoire au sens qu’Antoine de Baecque donne à cette expression. « Le cinéma semble arracher des fragments d’histoire au siècle dans lequel il se meut. Ce sont là des moments de films, où des gestes, des visages, des phrases, des mouvements de foule, des éclats singuliers, font fonction de fétiches qui organiseraient une vision puis une remémoration visuelle de l’histoire [7]. » L’hypothèse développée est que ces formes rendent compte d’un surgissement intempestif du passé dans le présent et, surtout, dans la forme même du film [8]. La séquence de la fiction Kippour a ainsi été interprétée comme étant une médiation cinématographique du passé fidèle à ce qui a été vécu par Gitai.
Une volonté de reconstituer l’expérience vécue
Cette reconstitution, au sens d’une volonté de tendre à une représentation conforme à l’expérience vécue, renvoie à certains des choix effectués lors du tournage. Comme Gitai l’explique, le film a été tourné depuis un hélico conduit par un pilote ayant également servi pendant la guerre de Kippour. De plus, le tournage s’est déroulé à proximité du lieu des faits, soit à moins d’un kilomètre de la frontière syrienne [9]. Au sol, un lieutenant colonel de l’armée de réserve israélienne et son unité ont accepté de conduire à nouveau des chars. Les acteurs ont, eux, suivi un entraînement militaire. Le réalisateur et Renato Berta, son chef opérateur, ont pris place à l’arrière de l’hélico. Ils ont choisi « une caméra Panavision parce que l’optique du zoom est courte, parce qu’on peut installer cette caméra à l’intérieur de l’hélicoptère et qu’elle donne une liberté à la mise en scène, grâce à l’ouverture pour l’éclairage [10]. » Celle-ci permet de filmer les soldats, les soldats regardant le paysage et le paysage lui-même. Enfin, un effet physique, soit un système hydraulique conduisant à placer l’hélico sur une sorte de grue d’environ quinze mètres de haut, a été créé pour rendre compte de l’explosion depuis l’intérieur du cockpit [11]. Selon cette présentation des choix du tournage, qui correspond au discours d’accompagnement du film par le réalisateur, la reconstitution porte, donc avant tout, sur l’événement vécu.
« La boue gluante filmée par Roberto Berta est-elle historique ou métaphorique ? » [12]
Cependant, un écart vis-à-vis de ce principe de reconstitution est identifiable, un discours alternatif sur le film semblant par là même émerger. Celui-ci repose sur le fait que les plans amateurs tournés par Gitai en 1973 et ceux filmés par l’armée à la même période montrent une nature aride et sèche, alors que les paysages de Kippour (2000) sont, eux, humides et boueux. Ainsi, la chromaticité élevée des paysages désertiques à l’heure la plus chaude cède le pas à une luminosité moins forte où des tons orangé, vert et bleu pastels cohabitent. Dans un numéro Cinémaction consacré au réalisateur, la spécialiste des cinémas israélien et palestinien, Yaël Munk insiste : « il n’y avait pas de boue dans le nord du pays en octobre 1973 puisqu’il n’y avait pas encore plu [13] ».
Haut en bas : captures d’écran issues de Kippour (2000), de Images de guerre 2 (1973) et de Souvenirs de guerre (1997) (une image initialement tournée par l’armée israélienne en 1973) représentant le sol historique et métaphorique pendant la guerre de Kippour.
Au contraire, Deborah Sontag note dans le New York Times que lors du tournage en janvier 2000, « under torrential rains, Israeli tanks advenced toward Syrian territory (…) where a downpour had turned the rocky clay earth into a mud swamp [14]. » La présence de la boue dans la fiction n’est cependant pas uniquement liée aux conditions du tournage. Elle permet surtout au réalisateur de prendre ses distances vis-à-vis de la reconstitution, car la monstration d’un sol meurtri par les combats fonctionne avant tout comme une représentation matérielle de l’état d’esprit du personnage principal, si ce n’est, par synecdoque, de la société israélienne de l’époque. Il est ici important de souligner que la guerre Kippour a été vécue comme un traumatisme collectif en Israël. L’identification de ce choix de réalisation amène Ophir Lévy, dans un article portant sur la topographie de la mémoire cinématographique dans Kippour, à poser que « la boue est un personnage central de son récit [15] ». Il y a là, un élément rendant compte d’une conception moins documentaire que métaphorique du territoire. Il s’avère que la séquence filmée depuis l’hélicoptère remet en cause un type de représentation réaliste et plus glorieux de la violence en temps de guerre, qui était jusque-là acceptée comme allant de soi en Israël [16]. Cette interprétation conduit à poser que la forme cinématographique inventée pour Kippour correspond à la recherche d’une adéquation entre une idée politique (la déréliction du sujet et du corps social lors de cette guerre) et un mouvement de caméra spécifique (le traveling en plongée sur le champ de bataille) [17]. Ces plans sont ainsi tout autant une forme cinématographique qui émane du passé, que le résultat de choix cinématographiques ayant une vocation métaphorique. Il y a donc ici ce que Christian Delage et Vincent Guigueno identifient comme étant une « volonté inaugurale de se livrer à une reconstruction du présent comme du passé, et non à une reconstitution ou à une simple duplication [18] ». Une sorte de tension dialectique non résolue entre une volonté de reconstitution et une tentative de reconstruction existe donc bien.
Du temps du soldat à la caméra (1973) à celui du cinéma (1980) : rupture ou continuité ?
L’identification de cet écart entre une volonté de reproduction d’une expérience guerrière (première interprétation) et la création d’une représentation métaphorique (deuxième interprétation) conduit à s’interroger sur le statut des plans de 1973. Si le modèle interprétatif de la reconstitution n’est pas suffisant pour comprendre le film de 2000, le modèle utilisé pour considérer les images de 1973, n’est-il pas, lui aussi, à repenser ? En somme, est-on bien certain qu’il s’agit d’images amateurs prises sur le vif par un soldat qui n’exprimera un point de vue cinématographique que vingt-sept ans plus tard ? De nouveau, il est nécessaire de présenter la perception actuelle de ces plans tournés pendant la guerre de Kippour. Il s’avère qu’ils sont régulièrement interprétés comme relevant du domaine du document [19]. Une telle interprétation repose sur le fait que Gitai n’était pas un réalisateur en 1973. Il est convenu de dire que son premier film s’intitule Bait, en français La Maison, et qu’il date de 1978-80. Ce film produit pour la télévision israélienne, mais immédiatement censuré est présenté comme ayant conduit le réalisateur à une forme de rupture vis-à-vis des institutions cinématographiques israéliennes et, dans un même mouvement, à venir s’installer en France. De plus, à la même période, il quitte le milieu de l’architecture et, il s’engage définitivement dans une démarche de création cinématographique. Il devient un auteur reconnu, l’intérêt de ce film en particulier étant souligné par le critique Serge Daney [20]. Ce n’est qu’après une dizaine d’années, qu’il retourne vivre en Israël et qu’il revient sur son expérience de guerre [21]. Cette présentation de la biographie de Gitai est aussi bien le fait de ses exégètes (Jean-Michel Frodon [22] et Baptiste Piégay [23], par exemple) que du cinéaste. Ce qu’il est ici important de retenir c’est que si Gitai devient un réalisateur à la toute fin des années 1970, il ne peut pas l’être lors de la guerre de Kippour. En somme, il y a un écart de sept ans entre l’expérience de guerre et le devenir réalisateur de Gitai.
Au moment de la sortie de Kippour, l’historien du cinéma Robert Sklar propose un récit alternatif dans un article publié dans Film Comment. Il note notamment qu’avant Bait, Gitai a réalisé un premier documentaire pour la télévision israélienne (Political Myths, 1977 [24]), qui a également été censuré. Bait n’est donc pas le premier film tourné par Gitai pour la télévision. Sklar explique, par ailleurs, que Gitai a réalisé un troisième film en Israël, Journal de campagne (1982) portant sur l’armée et la liberté d’expression. C’est après la diffusion de celui-ci et non la censure de Bait qu’il est parti en France. Il note enfin, que « House [Bait/ La Maison] was his eleventh documentary (all were less than an hour in length) [25]. » Bait n’est donc, en aucun cas, le premier film de Gitai. Ces éléments factuels sont connus des auteurs qui écrivent sur Gitai en français. Ces premiers films sont actuellement scrupuleusement mentionnés dans les annexes des livres consacrés au réalisateur [26]. Cependant, la réception francophone préfère insister sur la rupture constituée par la réalisation et la censure de Bait au tournant des années 1980.
Retour sur les années 1970 : l’émergence d’un geste cinématographique
Cette absence d’analyse portant sur les courts métrages réalisés par Gitai entre 1972 et 1980 est en soi intéressante. Il s’agit en quelque sorte d’une réévaluation de la filmographie de Gitai par la réception francophone. Celle-ci s’explique, en partie, par le fait que ces essais formels et documentaires, films d’école (Details of Architecture, 1974) et plans-séquences amateurs, sont moins aboutis d’un point de vue esthétique que ses films suivants. Ils se prêtent donc moins à une interprétation cinéphile [27]. Cependant, l’existence même de ces réalisations tournées immédiatement avant et après la guerre de Kippour mène à remettre en cause l’évidence acceptée jusqu’à maintenant. En effet, s’il y a des séquences filmiques précédents et suivants le conflit, c’est peut-être, que le plan tourné en 1973, n’est pas uniquement un document enregistré par un soldat, mais aussi un plan s’inscrivant dans un geste créateur en cours de formation. Il ne s’agit alors plus seulement d’interroger la présence discrète des plans de 1973 dans le film de 2000, mais aussi de chercher à comprendre ce qui se joue dans le temps même de la réalisation des premières séquences. Autrement dit, il est question de prendre au sérieux le geste à la base de la réalisation du plan tourné pendant la guerre [28].
De haut en bas : images issues de la série Texture (1972), Blowing Glass (1974) et Images de guerre 2 (1974)
Il s’avère qu’entre 1972 et 1974 Gitai a réalisé une vingtaine de courts métrages [29]. Ceux-ci rendent compte d’une évolution stylistique sur un temps relativement court. En effet, les premiers films sont, pour la plupart, des essais sur la lumière, le contraste, l’optique, les mouvements de caméra. Gitai fait des zooms, il tente de premiers travelings, il joue avec le flou et le net, le proche et le lointain (Galim, Black is White, Windows in David Pinsky no.5). Il monte dans une voiture pour filmer depuis la fenêtre le défilement du paysage (série Texture). Il effectue aussi de premiers raccords entre des plans, afin de créer des bribes de narration, le tout restant du domaine du cinéma expérimental (Souvenirs d’un camarade de seconde Aliya). Il y a là, chez lui, une forme d’intérêt pour la pellicule en elle-même et pour le médium cinématographique comme constituant une forme d’attraction en soi (Fire Eats Paper, Paper Eats Fire, notamment). De premiers personnages, principalement des visages de femmes apparaissent ensuite progressivement, ce qui confère parfois à ces films une dimension anthropologique (Souk 1972, puis Shosh 1973 et Lucie 1974). Après 1973, Gitai tourne aussi sa caméra vers des passants qui déambulent dans la rue (série Memphis) ou vers les visiteurs d’un musée (Pictures in the Exhibition). Le point de vue du cinéaste s’affirme, la durée des plans s’allonge et il agence de plus en plus régulièrement l’espace profilmique pour que celui-ci corresponde à ce qu’il souhaite filmer.
Repenser les plans de 1973 : entre valeur documentaire et vocation expérimentale
Deux choses au moins sont à retenir en ce qui nous concerne. Premièrement, Gitai avait réalisé des travelings avant octobre 1973. D’un point de vue strictement factuel, considérer que cette forme s’impose à lui pendant la guerre constitue donc un anachronisme. Deuxièmement, ce qui est plus important, la séquence qu’il tourne depuis l’hélicoptère s’inscrit dans un processus artistique débuté en 1972 et qui se poursuit dès 1974, puis tout au long de la seconde partie des années 1970 [30]. Le présupposé selon lequel le plan de 1973 est une captation sur le vif/de manière immédiate, de la réalité des combats est ici battue en brèche. Cela n’est pas sans conséquence sur l’interprétation générale du rapport entre Kippour l’événement et Kippour le film. En effet, le plan du film de fiction n’est pas seulement une reconstitution du passé, mais aussi une remédiation d’un premier geste créateur. Pour le dire autrement, ce qui se transfert d’un film à l’autre ne relève pas principalement d’une expérience immédiate ou seulement médiatisée par un appareil technique, mais de l’ordre d’une première approche artistique. La mise en forme cinématographique de l’événement ne date donc pas seulement du début des années 2000, elle est immanente à l’événement. Autrement dit, elle n’est pas produite par l’événement, elle s’inscrit dans une démarche artistique, expérimentale, qui lui est contemporaine (1972-74). Si une réflexion peut être menée sur le passage d’un usage attractif du cinéma vers un usage narration via une expérience guerrière, cela à certainement tout autant lieu entre 1972 et 1974 qu’entre 1973 et 2000. Cela veut dire que l’expérience de guerre bouleverse, ou plus justement participe à transformer, une pratique qui est déjà existante.
Si on accepte cette idée, la comparaison entre Gitai et Füller, qui a maintes fois été répétée (y compris par le réalisateur lui-même) fonctionne, plus comme un voile que comme un élément heuristique. Rappelons que c’est le 7 mai 1945, lors de la libération à Falkenau d’un camp annexe du camp de concentration de Flossenbürg par la Big Red One, que Füller a tourné ses premiers plans. À la demande de son capitaine, il fait alors usage d’une caméra Bell & Howell 16 mm envoyé par sa mère depuis les Etats-Unis [31]. À la différence des opérateurs professionnels de l’armée américaine, il ne dispose pas de protocoles établissant des normes strictes quant aux prises de vues à effectuer. Il y a alors quelque chose de l’ordre de l’énormité des faits et de l’atrocité des corps décharnés qui s’est imprimé sur sa pellicule. Plus tard, de ces images, il tirera une fiction, The Big Red One (1980). Entre temps, il aura refoulé ce geste et ces images. Le parallèle semble ici évident avec Gitai. Cependant, il est, en partie, trompeur, car en 1973, le réalisateur n’a pas filmé frontalement l’horreur de la guerre. Il a tourné sa caméra vers le territoire en contre-bas. De plus, Gitai n’a pas refoulé son geste premier – le traveling. Il n’a, au contraire, pas cessé de le rejouer dans ces films postérieurs. Par exemple, en 1983, dans le documentaire intitulé Ananas, il va jusqu’à monter dans un petit avion afin de filmer un champ en plongée. D’un point de vue technique, ce geste est en tout point comparable à celui de 1973, jusqu’à l’inscription de l’ombre de l’avion dans le plan. Il est aussi comparable à la séquence de la fiction de 2000, puisque si c’est la destruction physique du territoire par l’agriculture intensive qui s’inscrit explicitement sur la pellicule, c’est aussi, l’état d’esprit des populations acculturées dont il est question. Il cherche en quelque sorte à établir une forme d’adéquation entre un territoire strié par les rangs d’ananas et un paysage mental à la fois subjectif et collectif.
De Kippour (2000) à Carpet (non encore réalisé) : un geste en perpétuelle reconfiguration
Pour résumer, l’analyse de la réception de Kippour nous a conduit à en déconstruire certains des présupposés, y compris ceux défendus par le discours d’accompagnement du réalisateur. Il en ressort que la séquence tournée depuis un hélicoptère n’est pas seulement une reconstitution d’une expérience première. Elle est prise dans un mouvement dialectique, qui mène à penser sa dimension métaphorique. La présence de la boue au sol se prête à être analysée en termes de reconstruction. De plus, si la manière de filmer ces plans trouve son origine dans des séquences filmées pendant la guerre, celles-ci ne sont pas uniquement des documents pris sur le vif, mais aussi l’expression d’un point de vue qui peut être rapproché du cinéma expérimental. Ce double déplacement conceptuel a pour conséquence principale de voir émerger un rapport à l’histoire non pas principalement basé sur une mise en évidence d’un lien entre le temps de l’événement (1973) et le temps du film (2000), mais aussi entre deux gestes cinématographiques (1973 et 2000). Ainsi, ce que nous avons essayé de faire ressortir, ce n’est pas un rapport direct à l’événement, mais une expérience deux fois médiatisée en fonction d’enjeux formels et politiques différents. Ce changement de perspective peut sembler marginal [32], il est néanmoins essentiel pour qui s’intéresse aux représentations de l’histoire au cinéma. En effet, il ne s’agit pas de penser deux temps distincts, celui du soldat à la caméra (1973) et celui du cinéma (2000), mais de réinscrire la séquence de Kippour dans le temps long à l’échelle d’une vie (1972-2000), de l’émergence d’un geste cinématographique : le traveling en plongé sur un champ rainuré.
Photographie prise par Amos Gitai pour l’exposition Ways (2014, milieu) et captures d’écran issues d’un entretien réalisé par Elisa Picozzi pour Televisionet.tv (2014, haut et bas).
Pour conclure, on tient à insister sur le fait que la réalisation de ce geste ne s’interrompt pas avec la diffusion de Kippour, mais qu’il se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Une exposition organisée à Milan en 2014 constitue, à ce titre, une occurrence intéressante à analyser [33]. Toujours à la recherche de nouvelles formes d’expression, Gitai choisi dans ce cas un dispositif de type muséale afin de présenter un film encore en devenir. Intitulé Carpet – comme l’exposition qui l’annonce – il est indiqué que cette réalisation portera sur des tapis persans anciens (datant du XVI-XVIIe siècle) dont la conception, explique Gitai, nécessitait de la collaboration de couturières musulmanes, d’artisans juifs et de marchands chrétiens [34]. Également constituée autour de ces tapis, l’exposition devient le lieu d’une mise en regard de ces objets d’artisanat, du scénario du film et d’un essai photographique réalisé par Gitai [35]. Ce dernier nous plonge dans les lieux d’un potentiel tournage. C’est le contenu visuel de l’une des images – un cliché figurant des champs traversés par une route et cerclés par le labour pris depuis un point de vue zénithal –, qui rend explicite le parallèle entre le paysage et les motifs des tapis. Mais surtout, pour ceux qui s’intéressent aux gestes cinématographiques de Gitai, un lien s’instaure alors entre cette vue aérienne et les plans de 1973, ceux d’Ananas et ceux de Kippour. Il y a là un double déplacement : d’un côté d’ordre médiatique, du film à la photographie d’art, et d’un autre côté, en termes d’analyse en termes de discours, puisque les stries ne sont plus synonymes de déchirure mais, comme dans le cas du tapis, de couture, soit de rapiècement plus que de dislocation.
Finalement, ce qui retient ici notre attention, ce n’est pas seulement l’autonomie que le geste artistique de Gitai acquiert vis-à-vis de l’événement (cela avait déjà été noté lors de la référence à Ananas), mais surtout sa capacité d’habiter plusieurs média. Ce traveling en devenir, connu jusqu’à présent uniquement via une image arrêtée, rend compte, consciemment ou non telle n’est pas la question, d’un nouvel usage de ce geste créateur qui en déplace à nouveau les conditions d’intelligibilité. En effet, face aux multiples déchirures déclinées dans l’espace filmique de Kippour, la métaphore de la couture créatrice de liens amenée par Carpet ouvre à une conception du passé plus apaisée. Le même geste se trouve ainsi chargé d’une autre signification, celle-ci venant non pas contredire, mais complexifier, encore un peu plus, le rapport d’Amos Gitai à l’histoire du territoire moyen-oriental.