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Hanté par Code Inconnu
PALIMPSESTES
par
Nicolas
Renaud
2001,
septembre 30
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C'était
l'an passé, à l'automne 2000, au Festival
du nouveau cinéma à Montréal. Je
sortais du film Code inconnu, de l'Autrichien
Michael Haneke. Un peu étourdi, certainement
touché, le bourdonnement habituel de la rue m'était
étrange mais nécessaire à la suite
de mes pensées, comme à la sortie d'un
concert inoubliable ou d'une rencontre bouleversante,
alors qu'on décide de laisser passer l'autobus
pour marcher longuement jusque chez soi. Je n'ai vu
aucun autre film de Haneke et porté peu d'attention
aux critiques locales. Plus que sur le film lui-même,
ces quelques lignes procèdent directement de
cette expérience forte et progressive que procurent
de rares oeuvres d'art, dont le visionnement, la lecture
ou l'écoute ne sont que le stade initial de leur
occupation en nous.
Dix
mois et le film continue, par bribes, de me revenir
en tête. Au milieu de toutes sortes de réflexions,
souvent loin du cinéma, un moment du film m'apparaît
pour s'offrir à un deuxième regard, comme
des souvenirs enfouis que certaines idées ou
sensations, telles la découverte de leur origine,
rappelent soudain à l'esprit. J'aurais donc voulu
revoir cette oeuvre, qui ne se donne pas facilement
et immédiatement, revisiter certaines séquences
qui n'ont cessé, avec le temps, de laisser échapper
un peu plus de leur substance, leur lien au reste du
film, leur portée sociale et revivre, seconde
par seconde, la justesse des images, la singulière
proposition esthétique du cinéaste. Il
y a peu d'oeuvres, qui par une nécessité
d'abord discrète, nous poussent à les
reconstituer, à les amener toujours plus près
de leur forme finale à partir des fragments retrouvés,
dont on ne sait plus s'ils viennent nourrir des pensées
qui cheminaient déjà en nous ou s'ils
les ont initiées.
J'apprends
toutefois que Code inconnu restera ici absent
des salles, du moins au Canada, aucun distributeur ne
s'étant commis en sa faveur. Une "mauvaise
presse" y serait peut-être pour quelque chose,
m'a-t-on dit. Les écrans européens ont
peut-être été plus accueillants,
et si c'est le cas, ce fut d'ailleurs en dépit
de certaines critiques...
"L'an
passé Haneke était venu avec un film
désastreux, Code inconnu, longue publicité
Benetton à grands renforts de distanciation
brechtienne (plans séquences, mon beau vernis)."
- Charles Tesson, Cahiers du cinéma
n° 558, juin 2001, page 12. (le texte encense
par la suite La pianiste, dernier film de Haneke,
primé à Cannes en 2001)
Ce
genre de critique n'est pas surprenante ; M. Tesson
pour sa part n'a sûrement pas cherché à
voir le film deux fois avant d'émettre son jugement,
du coup j'assume de mon côté que ces trous
dans ma mémoire et l'impossibilité de
revoir le film peuvent bien participer à une
surenchère de l'éloge que j'en fait. Il
y a toutefois une limite à l'opposition des opinions,
et cela est banalement la compréhension. Il ne
faut pas se gêner pour dire que tout simplement
le critique n'a pas compris, il aurait pu ne pas aimer
le film, c'est une chose, mais dans ce cas-ci, un tel
rejet catégorique ne démontre que son
éloignement irrémédiable hors de
l'orbite de l'oeuvre ; il n'a rien compris, c'est tout.
Il n'a rien vu, rien entendu, mais se permet de témoigner.
Ce qui étonne cependant, c'est l'enflure de l'écriture
dans ses propos, un cynisme intransigeant qui s'appuie
sur de grandes références (Brecht et Godard
- "montage, mon beau souci"), de façon
très vague, comme si il avait pu entrevoir un
instant la possibilité d'être à
côté de la plaque, que quelque chose dans
le film dépasse sa perception, son entendement
ou son humeur, et alors en même temps qu'il livre
son point de vue il veut nous signifier son intelligence
et sa culture. Mais après tout, je crois qu'on
peut y voir la manifestation d'un fait assez commun
au sein de la critique, c'est-à-dire un ton doublement
cynique, hargneux et irrévocable lorsqu'il s'agit
d'attaquer des oeuvres nettement différentes,
difficiles et originales. Les films de certains auteurs
qui a priori méritent une attention et une défense
particulière en comparaison au reste de la surproduction
cinématograpique. Jamais ne déverse-t-on
autant de fiel sur un film moyen dans une forme convenue,
que sur un film de Haneke, Godard ou Miéville.
En 1960, c'était Antonioni que beaucoup ridiculisaient
pour la lenteur et le minimalisme de l'Avventura,
alors qu'on perdait son temps à exposer les qualités
de films dont on n'a plus entendu parler. Jamais la
"mauvaise presse" ne prévient-elle
avec une telle ardeur l'existence prolongée sur
les écrans d'un film de Spielberg, d'une comédie
bâclée ou des fresques insipides de Régis
Wargnier. On peut bien critiquer ces derniers, mais
ce sont les films résolument différents,
intègres, sensibles, riches et exigeants, que
l'on voudra revoir dans dix ou vingt ans, qui ont généralement
droit aux excès de langage des critiques, comme
si ceux-ci exprimaient davantage leur paresse qu'un
jugement réfléchi.
Il
fallait voir ce film pouvais-je dire à des amis,
bien qu'il semblait un peu inapproprié de parler
d'un "bon" film. "Beau" ? Oui, d'une
certaine manière, mais il m'était surtout
aisé de parler d'un film "important".
Et ce, d'abord d'instinct, par l'expérience différente
que procure le film, une demande d'attention qui change
l'état dans lequel on était en s'asseyant
dans la salle et, à la fin, une atonie des yeux
à la fuite de la dernière image, comme
un muscle sous l'arrêt brusque d'une activité
dont on avait à peine conscience, mais ayant
certainement poussé nos sens à se mouvoir
en territoire nouveau. Puis, par sympathie pour la pertinence
des sujets, surtout par étonnement en face de
l'approche. Car de dire simplement qu'il y est question
de communication, de racisme et d'engagement, ne fait
que situer l'oeuvre dans un discours déjà
exercé à justifier certains enjeux à
l'ordre du jour comme étant significatifs, sans
qu'on puisse toujours voir ce qu'un artiste y apporte
réellement. Haneke trouve le moyen de faire réfléchir
par des mises en situation aussi denses en information
que retenues quant à l'énonciation des
thèmes ou d'un message. Ce n'est pas seulement
un film sur tel ou tel sujet, c'est un film qui
fait exister ses personnages par une sorte de réalisme
où le cadre accumule les éléments
de réflexion sur leur contexte : les moyens de
communication, les écarts sociaux, la montée
de la droite...
La
scène de harcèlement verbal dans le métro
est très significative à ce niveau. Un
épisode au seuil de l'agression physique mais
saisissant cette tension sans la faire basculer dans
un dénouement violent. Deux jeunes hommes d'origine
maghrébine abordent une femme française
dans le métro, d'abord avec une certaine politesse
qui se veut moquerie et dédain, parce qu'elle
semble issue (en paraphrasant) "du grand monde...
Elle est peut-être une vedette... Elle a de la
classe...". Changer de place n'y fait rien, l'intimidation
et les insultes se poursuivent, sans qu'elle n'ose répondre,
alors que les gens autour préfèrent ne
pas s'en mêler. Les agresseurs finissent par lui
cracher au visage. Un petit homme âgé,
aussi maghrébin, ose leur dire de la laisser
en paix, puis en leur langue, "qu'ils devraient
avoir honte". Il encaisse railleries et menaces,
puis, l'air triste et résigné, mais ne
laissant paraître ni peur ni agressivité,
enlève calmement ses lunettes. Continuant de
proférer des menaces, les deux jeunes descendent
à la prochaine station, la femme cesse de retenir
ses larmes... Moment d'apparence simple et au potentiel
dramatique clair et efficace, mais comme dans le reste
du film, cette scène réaliste comme il
peut s'en produire quotidiennement dans les grandes
villes est aussi "idéalisée"
par Haneke, au sens où on y retrouve un condensé
de tous les éléments propices à
engendrer une telle situation, telle une lentille grossissante,
qui ne nous rend pas seulement voyeurs de la violence
mais permet de réfléchir à son
ascendance - positions des corps dans un lieu déterminé,
rapports de classe, de race, de sexe, passivité
des témoins - ainsi qu'à ce qui peut la
neutraliser : acte de responsabilité, filliations
ethniques ou rapports d'âge.
Mais
Haneke ne s'en tient pas qu'à un pamphlet social
convenu dans la mosaïque urbaine qui sert déjà
partout de prétexte et de bonne conscience aux
images contemporaines. Il y tisse aussi une oeuvre dramatique
et de fiction fort étoffée, en marge du
récit linéaire à charge émotive.
L'émotion n'y est pas absente, mais toujours
en cause en tant qu'image, en tant que représentation
et suggestion de l'émotion. La scène du
métro pourrait d'ailleurs se relire selon un
axe différent, celui des modalités même
de l'existence du personnage de Juliette Binoche et
des différents niveaux de réaction du
spectateur à son endroit. Ce passage où
elle pleure "pour vrai" - du moins dans le
film (bien que dans la réalité elle soit
en effet "une vedette") - peut répondre
à un autre : l'insertion d'un gros plan sur son
visage en pleurs, trois fois déstabilisant, du
fait qu'il survient sans explication, que l'image est
fortement texturée par l'utilisation soudaine
de la vidéo et que l'échelle contraste
avec les plans larges qui composent la majeure partie
du film. Ne reste que l'affect d'une émotion
agrandie et isolée, pourtant dans ce cas-ci,
à l'intérieur du film, le personnage joue
; plutôt elle doit jouer assez bien pour
pouvoir pleurer réellement, car on comprend plus
tard que ce plan n'est qu'un "screen test"
pour un film dans lequel elle travaille comme actrice.
Tout ça pendant que la plasticité de l'image
vidéo en plan fixe semble annoncer un surplus
de réalité, un sentiment de "direct".
Bref,
on pourrait ainsi s'arrêter à plusieurs
moments de Code inconnu, en tirer des fils dans
toutes les directions possibles, jusqu'à voir
naître un épais tissus de sens sur ce qu'on
croyait d'abord si nu et incompréhensible. L'une
des forces permettant à l'oeuvre de rester en
nous, pas seulement comme souvenir, mais comme réflexion
de nouveau ouverte chaque fois qu'on l'évoque,
c'est justement qu'on puisse, dès qu'on se met
à en parler, en dire davantage que ce qu'on croit
avoir saisi au départ.
La
violence, latente dans plusieurs scènes, revient
dans la forme. L'insistance du regard dans les plans
séquences est violemment rompue par des coupes
inattendues, à la fois liens et déchirures,
qui articulent des épisodes entre un début
et une fin qui n'ont toutefois jamais le rôle
d'un commencement et d'une conclusion. Il y a une opposition
radicale entre temps réel des événements
à l'intérieur des longues séquences
sans coupe et temporalité de la structure du
film qui sépare et unit ces événements.
Surprise et désarroi de l'instant laissent lentement
place à la reconnaissance des mêmes problèmes,
des mêmes luttes, de la même souche d'humanité
dans des personnages et lieux différents. Si
des liens entre eux s'établissent dans le tissage
du scénario, c'est avant tout le partage d'une
responsabilité mise en jeu à l'égard
des autres qui les rend parents.
Y
a-t-il toutefois une issue, un aveu, un point de vue,
voire un espoir à ce champ d'expérimentation
du langage, de l'image et de l'éthique où
les êtres s'entre-choquent pour partager ou détruire.
Peut-être simplement, mais non facilement : l'amour.
Vers la fin, l'actrice et son partenaire dans le film
(le film qui se tourne à l'intérieur de
Code inconnu) sont dos à nous, dans l'ombre,
devant eux, sur un écran, ils se voient dans
des scènes dont ils doivent doubler les dialogues.
Ils se jettent des regards et ne pouvant s'empêcher
de rire ils ont de la difficulté à dire
leurs lignes. Quelque chose passe, on comprend que dans
ce faux dialogue qui avorte, ces deux personnes sont
en train de tomber en amour, au moment où eux
aussi en prennent connaissance.
On
pourrait ainsi discuter longuement de pratiquement toutes
les séquences de Code inconnu, ou bien ne rien
dire sur celles qui s'adressent davantage à notre
corps, comme ces longues minutes aux seuls rythmes des
tambours joués par des enfants muets (ou sourds,
autistes ? je ne peux me souvenir). Un film a cependant
déjà fait bien plus que ce qu'on en demandait,
lorsque quelque part, dans nos pensées, on l'a
délaissé pour prendre la route de sa propre
vie, pour se demander par exemple, tel un enjeux capital
à la perception de soi-même : "Moi,
dans quelle mesure puis-je croire que par acte de responsabilité,
je puisse venir en aide à un étranger,
dans une situation où il serait très facile
de simplement continuer mon chemin, comme tous les autres
passants ?".
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